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Le choc économique de la COVID-19 sur la pêche artisanale au Sénégal

Publié le 15 mai 2020

Le secteur de la pêche au Sénégal est confronté présentement à d’énormes difficultés consécutives à un accroissement inconsidéré de la pression sur les ressources halieutiques qui se font de plus en plus rares. Cette raréfaction des ressources est soutenue par le développement de la pêche illicite non déclarée et non règlementée (INN) et l’octroi de licences de pêche à des navires étrangers dans la zone économique exclusive (ZEE) sénégalaise.

C’est dans ce contexte d’incertitudes auxquelles s’ajoutent des difficultés d’accès des pêcheurs artisanaux aux licences de pêche des pays de la sous-région que surgit la maladie à Coronavirus (Covid-19), réduisant ainsi l’offre de produits halieutiques en pleine campagne de pêche 2020. Ainsi se pose de réels défis au développement des systèmes halieutiques artisanaux que les politiques publiques devraient en urgence prendre en charge au regard de ce que représente ce secteur dans l’économie sénégalaise, en termes de contribution aux devises, à l’emploi, et à la sécurité alimentaire.

En l’espace de quatre mois, le virus apparu en chine, considérée comme le foyer primaire de la Covid-19, a franchi toutes les frontières et a fait à ce jour plus de 4 millions de malades dont 302 493 décès ; d’où la proclamation par l’OMS de « Pandémie » et la « déclaration de Guerre » à l’échelle mondiale contre le virus.

A l’instar des autres pays du monde, le Sénégal a, depuis le 02 mars 2020, rejoint la longue liste des pays touchés et comptabilise à ce jour 2310 cas dont 25 décès . Des mesures d’endiguement de la crise sanitaire sont prises dès le 23 mars 2020. Elles sont relatives à l’état d’urgence (couvre-feu de 20 heures à 6 heures sur l’étendue du territoire national, limitation des déplacements interrégionaux et inter-agglomérations), à la fermeture des frontières terrestres, aériennes et maritimes. Elles ont été complétées par des appuis aux ménages à faibles revenus en denrées alimentaires et produits de première nécessité, aux secteurs les plus impactés (tourisme, hébergement, restauration, etc.) mais également des mesures barrières comme la fourniture de masques et gels pour limiter la propagation du virus.

Toutes ces mesures barrières, bien qu’effectivement mises en œuvre par les populations et les entreprises, n’ont pas encore totalement montré leur efficacité face au « nouvel ennemi commun du monde » qui continue de gagner du terrain au Sénégal. Si l’Organisation Mondiale de Santé (OMS) affiche une faible létalité (3%) de la Covid-19 malgré sa morbidité très élevée (OMS, 2020) , les économistes ne doutent guerre de l’inévitabilité d’une crise économique dont les conséquences financières, économiques, politiques seront similaires sinon pire à celles de la crise de 2008. La pandémie est ainsi déclarée responsable des ralentissements des systèmes productifs économiques et sociaux de l’humanité et de devises économiques, notamment dans les secteurs d’activités en résonnance avec la mondialisation (HOMMEL Thierry, 2020) .

Nous l’aurons compris, la Covid-19 pourrait entrainer des bouleversements d’un certain nombre de secteurs économiques parmi lesquels les systèmes de pêche dont le fonctionnement est en partie tributaire de la dynamique des frontières (terrestres, marines, aériennes). Ne devrait-on pas s’occuper d’ores et déjà des répercussions économiques inévitables de la crise sanitaire sur la pêche au Sénégal, particulièrement au niveau du segment artisanal, afin d’assurer un après-Covid-19 propice à la régénération de l’économie halieutique nationale ? La question se pose alors de savoir si la pêche artisanale arrive aujourd’hui à maintenir son rôle stratégique dans l’économie nationale, dans l’approvisionnement des Sénégalais en denrées de première nécessité et la stabilité socioéconomique des communautés littorales tributaires de l’extraction halieutique. Nous partons du postulat que la Covid-19 a mis au ralenti la dynamique des systèmes de pêche artisanaux.

La pêche, un des poumons de l’économie sénégalaise menacée

Erigé en priorité dans l’atteinte des objectifs du Plan Sénégal Emergent (PSE), le secteur halieutique a réussi à conserver sa place de pilier de l’économie nationale malgré les nombreuses contraintes structurelles et conjoncturelles qui l’assaillent. Son rôle est stratégique dans la sécurité économique, alimentaire et sociale, en termes de création d’emplois, de richesses, et d’équilibre de la balance commerciale. Elle contribue à hauteur de 7,1% au PIB du secteur primaire de 2017 (Mballo, 2018). Sa valeur commerciale est ainsi évaluée à hauteur de 272 466 milliards de franc cfa en 2018 (DPM, 2018) et son pouvoir d’emploi à plus de 600 000 empois (directs et indirects) ; un chiffre qui devrait évoluer selon les estimations des professionnels du secteur considérant le large éventail des services que le secteur de la pêche rend à la nation sénégalaise. La pêche maritime qui se chiffrait en 2018 à 524 851 tonnes est ainsi partagée entre deux types de pêches : la pêche industrielle (PI) totalement tournée vers l’exportation (avec une part de 24% des débarquements) et la pêche artisanale (PA) qui assure à elle seule 76% des mises à terre (DMP, 2018).

En plus de sa contribution non moins importante aux exportations (21 614 tonnes réparties en des produits frais (8%) et transformés (92%), la PA assure la sécurité alimentaire nationale (56% des débarquements de la PA et 48% des 38 924 tonnes transformées artisanalement au Sénégal) et la stabilité socioéconomique d’une bonne partie des ménages des communautés littorales occupant les principaux maillons (pêcheurs, mareyeurs, transformatrices), en plus des dynamiques annexes allant des porteurs, micro-mareyeurs (lag-lagal), charretiers (borom-sarettes) dans les quais de débarquement aux détaillants dans les marchés (urbains et ruraux). On pourrait comptabiliser les occupants de la chaîne de transport, ce qui fait dire à beaucoup d’acteurs de la pêche que son pouvoir à fournir des emplois serait très mal évalué car dépassant de loin les 600 000 emplois directs et indirects qui lui sont assignés.

Alors comment ce secteur d’ancrage national et territorial arrive-t-il à fonctionner compte tenu des mesures sanitaires prises en mars dernier ? Les mesures de lutte contre la Covid-19 n’affectent-elles pas la dynamique du secteur de la pêche artisanale ? La stabilité socioéconomique et alimentaire des communautés littorales des ménages sénégalais (ruraux et urbains) qu’elle drainait jusque-là ne serait-elle pas menacée ?

Revers de la pandémie sur les systèmes halieutiques artisanaux

Les mesures d’atténuation du choc sanitaire au Sénégal, notamment l’état d’urgence et la fermeture des frontières, ont eu la particularité de bouleverser le fonctionnement des systèmes de pêches artisanaux, par là même l’économie sénégalaise. En effet, nous l’avons rappelé, les systèmes de pêche artisanaux sont tributaires d’un ensemble de conditions notamment la libre circulation des pêcheurs dans les eaux maritimes sénégalaises, l’accès aux centres de débarquement à certaines heures, la fluidité des systèmes de transports inter-régionaux, interterritoriaux et aéroportuaires.

Le couvre-feu de 20h à 6h du matin limite la stratégie habituelle des pêcheurs qui est d’embarquer au milieu de la nuit pour débarquer tôt le matin sur les quais de pêche afin de s’assurer le bon déroulement du mareyage à l’intérieur du pays. Ce dispositif auxquels sont habitués les pêcheurs se voit ainsi modifié à la suite de l’état d’urgence, lequel confère aux pouvoirs déconcentrés (préfecture, gouvernance) la latitude de prendre des mesures idoines pour limiter la propagation du virus au niveau territorial. Parmi ces mesures, figurent la fermeture partielle et/ou l’ouverture alternatives des quais de pêche et espaces de débarquement au profit des opérations de désinfection et de nettoyage. La « vulnérabilisation » des pêcheurs est ainsi actée si l’on sait que le virus s’est introduit au Sénégal en pleine campagne de pêche et que les acteurs de la pêche artisanale, par ailleurs totalement dépendants des banques pour financer les intrants, avaient déjà contracté des prêts qu’ils devront rembourser avec ou sans campagne de pêche. Ainsi, la vie de plus 70 000 pêcheurs (DPM, 2018) est hypothéquée par la Covid-19.

Les revers de l’Etat d’urgence sont tous aussi pesants sur la dynamique des SHA. Les systèmes de mareyage interne qui ravitaillait près de 43% la région de Dakar en produits frais et assuraient l’acheminement et la répartition d’une bonne partie des produits transformés et frais à l’intérieur du pays ne suivent plus leur cours. En effet, les pêcheurs avaient la possibilité de débarquer dans d’autres centres de pêche différents de leurs lieux d’embarquement, ceci pour maximiser leurs prises journalières et profits. Sous l’Etat d’urgence et avec la restriction des possibilités de débarquement et de mareyage, les pêcheurs n’ont d’autres choix que d’acheminer leurs prises à leur lieu de départ. De ce fait, certains systèmes de mareyage dépendant de cette dynamique inter-territoires de pêche sont mis « au point mort ». A Cayar, cette léthargie du système de mareyage semble être une réalité pour beaucoup de mareyeurs presqu’en chômages techniques (entretiens téléphoniques, mai 2020). Même si la loi portant Etat d’urgence a aménagé le transport des produits alimentaires et marchandises, ces mareyeurs préfèrent réduire leur champ d’action au niveau local (usines exportatrices de poissons surgelés qui profitent de la situation pour remplir leurs stocks) car les quantités débarquées sont insuffisantes pour permettre un mareyage rentable à l’intérieur du pays.

Suite aux fermetures des frontières maritimes, aériennes et le gel des exportations de la pêche industrielle, si la région de Dakar semble être assez bien protégée de la crise du secteur par l’existence de centres de pêche non moins importants, les régions de l’intérieur souffriraient de ces dérèglements des systèmes de mareyage des produits halieutiques frais et transformés. L’ironie de la crise sanitaire aura été que le prix du mérou blanc (thiof en langue wolof), poisson qui manquait cruellement au Sénégal avant la COVID-19 (IRD, 2020) , est désormais en chute depuis l’arrêt des exportations. Les Sénégalais qui ont accès aux marchés du thiof, dans les limites administratives de leur agglomération, notamment les dakarois, peuvent désormais s’en approvisionner. La « pénurie de poisson au Sénégal » décriée par les pêcheurs et les consommateurs sénégalais, il y a quelques mois (TV5Monde, 2019) , fait place à l’abondance et à la mévente à Dakar ; justifiant ainsi l’adage selon lequel le malheur des uns fait le bonheur des autres. Mais c’est là un luxe qui ne s’offre pas aux populations des régions de l’intérieur (Tambacounda, Kédougou, Kolda, etc.) car n’y ayant pas accès du fait des dérèglements observés dans les systèmes de mareyages internes et la fermeture partielle ou totale des marchés ruraux qui prévalait avant l’assouplissement des mesures de lutte contre la Covid-19.

La transformation artisanale qui occupe 92% du marché des exportations des SHA avec une orientation essentiellement sous régionale (52% des produits transformés sont destinés principalement à la Côte d’Ivoire et au Burkina Faso) serait aussi victime de la pandémie. Les transformatrices ne cachent pas leur inquiétude face à l’ampleur de la crise. C’est le cas des transformatrices de Mballing (Mbour) qui « n’ont pu vendre les produits halieutiques qu’elles avaient transformés et qui, aujourd’hui, pourrissent entre leurs mains » (APS, 2019). Cette situation partagée par tous les centres de transformation (entretiens téléphoniques, mai 2020) se joue au moment où la population du monde rural, qui dépend principalement des produits issus de la transformation artisanale pour assaisonner et garnir leur « thieb », se retrouve en difficultés d’accès aux vivres.

Ainsi résumés, les revers de la Covid-19 se lisent dans les SHA en termes de mévente, difficultés d’accès et instabilité alimentaire et socioéconomique. Ils sont certes nuancés par l’offre en produits halieutiques de qualité aux riverains (dakarois surtout), mais un après-Covid-19 incertain se dessine dans les centres de pêche artisanale sénégalais.

Les Systèmes halieutiques artisanaux (SHA) et le PSE dans le nouvel ordre économique mondial

Déclaré ainsi comme secteur prioritaire dans les premières lignes de la lettre de politique sectorielle de développement du secteur (2016-2023), le secteur de la pêche est appelé à contribuer à l’atteinte des objectifs du premier axe du PSE « transformation de la structure de l’économie dans le sens de soutenir une dynamique de croissance forte et durable », notamment en renforçant « la sécurité alimentaire du Sénégal », en rééquilibrant la « balance commerciale dégradée par les importations de produits alimentaires » et en préservant les « équilibres socio-économiques ». Ces attentes se trouvent incorporées dans la vision qui structure la lettre de politique sectorielle de la pêche et de l’aquaculture : « un secteur, moteur durable de croissance et d’inclusion sociale tout en assurant l’alimentation de la population, en 2023 » (LPSDPA 2016 : 21). Pour que le secteur de la pêche puisse participer à l’émergence du Sénégal à l’horizon 2035 (PSE), il devra s’assurer de sa remise sur pied dès la proclamation de la victoire sanitaire nationale et internationale tant attendue. Déjà, le programme de résilience économique et sociale du Sénégal au Covid-19 affiche, dans ses projections de croissance du PIB pour l’année 2020, une baisse de 3,9% pour le secteur de la pêche considérant l’impact de la Covid-19, ce qui devrait davantage alarmer les autorités et les professionnels du secteur qui, au-delà de cette crise sanitaire, est appelé à faire face aux enjeux et défis des projets pétro-gaziers qui se profilent à l’horizon.

Ainsi, comme le rappelle le rapport intermédiaire du groupe de recherche interdisciplinaire GRI-COVID19-ARCES (2020), il est essentiel d’anticiper sur la crise économique qui se profile à l’horizon pour éviter certains scénarios catastrophes qui exigeraient des réponses financièrement lourdes à engager considérant la faiblesse des allocations budgétaires que l’l’Etat a toujours consenti au secteur. C’est dans ce cadre que l’Initiative Prospective Agricole et Rurale (www.ipar.sn) s’est lancée dans l’analyse « des effets de la Covid-19 sur les secteurs économiques clés du pays comme la pêche artisanale et les filières agricoles et agro-alimentaires, ainsi que les effets sur les exploitations familiales du Sénégal » pour produire des évidences et alimenter le débat sur les stratégies de résilience des principaux poumons de l’économie nationale.

Auteure  :
Rougyatou KA, Géographe des dynamiques territoriales
Chercheure à l’IPAR, Doctorante à l’UGB

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