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Acte III de la décentralisation sénégalaise : l’épreuve de la cohérence territoriale et du développement territorial

Publié le 9 juillet 2021

Résumé
Cet article est une lecture critique et prospective de l’Acte III de la décentralisation. Il montre que les innovations majeures de cette réforme (communalisation intégrale et départementalisation), ont permis d’introduire plus de proxémie spatiale, davantage de proximité entre les élus locaux et les populations et plus de visibilité sur les collectivités urbaines et les collectivités rurales. Ces dernières devront contribuer, sur le moyen et le long terme, à la production de territoires « compétitifs et viables », malgré les faiblesses en termes de résultats et d’intercommunalisation notées à l’échelle départementale dont la correction aurait de résoudre les problèmes découlant des découpages. L’approche qualitative privilégiée pour ce travail (analyse documentaire et entretiens semis-structurés avec des acteurs territoriaux) a mis en exergue la problématique des cellules de base (quartiers et villages) aussi bien pour la gestion des communes, le contrôle des ressources que lors de la prise de décisions sur les actions de mise en valeur des collectivités territoriales.

Introduction
En 2013, le Sénégal a pris l’option d’aller vers une troisième réforme territoriale et administrative : l’Acte III de la décentralisation. Parti d’une volonté réparatrice des inégalités et incohérences territoriales que l’écosystème territorial traînait depuis les indépendances, l’Acte III met en avant trois objectifs : la communalisation intégrale pour l’homogénéisation des échelons territoriaux quelle qu’en soit leur nature (urbaine ou rurale), la départementalisation qui déclasse la région de l’architecture territoriale et administrative au profit des 45 départements et enfin l’érection de pôles de développement territorial capables de corriger les inégalités économiques, infrastructurelles, sociales que les régions n’ont pas su combattre (République du Sénégal, 2013).

Les pratiques territoriales permettent de faire une analyse critique sur la première phase de l’Acte III autour du postulat de l’inadéquation entre les objectifs territoriaux (nouvelle architecture territoriale, équité territoriale et réduction des disparités) et les ressources mobilisées. Il s’agit là de la posture principale de cet article, lequel est divisé en trois sous-objectifs. Le premier est relatif à la réordination territoriale de façon à analyser les objectifs d’harmonisation des stratégies de production des territoires. Le deuxième est l’architecture territoriale sur la question de savoir si elle a contribué à une meilleure gouvernance des territoires décentralisés. Et enfin, les objectifs d’équité et d’égalité introduits dans la gouvernance territoriale en termes d’innovations ont-ils permis une réduction des contradictions spatiales entre territoires décentralisés ?

De ce postulat, ainsi que des objectifs et questionnements qui en découlent, nous défendons l’hypothèse d’une stratégie rectificative et territorialisante des dynamiques de développement, limitée en revanche par des approches politico-administratives en déphasage avec les réalités territoriales, et exprimant les difficultés des politiques publiques à générer le développement territorial.

La méthodologie utilisée est essentiellement qualitative, basée sur une exploitation documentaire et des entretiens. La recherche documentaire a permis de capitaliser les résultats sur quatre points : l’histoire de la décentralisation et l’aménagement du territoire au Sénégal, les défis et enjeux posés par l’Acte III, le territoire et ses dynamiques et les stratégies de développement des territoires. Structurée autour de guides d’entretiens semi-structurés, la phase de terrain a permis d’avoir des discussions interactives avec des collectivités territoriales (départements et communes), des acteurs ayant des fonctions d’autorité dans les collectivités territoriales ainsi que d’autres acteurs économiques et personnes ressources ayant une riche culture de la décentralisation sénégalaise. Les discussions ont porté sur : (i) la pertinence de l’architecture territoriale actuelle, les avancées et limites ; (ii) la cohérence territoriale et les contradictions spatiales et leur place sur la question de l’équité territoriale, les disparités de développement et le maillage territorial et l’équilibre entre les territoires ; (iii) les compétences transférées, quel bilan en faire en termes d’adéquation entre les moyens et les compétences transférées et d’augmentation de l’autonomie des collectivités et des élus locaux vis-à-vis des administrations déconcentrées et centrales.

Les résultats sont structurés autour de trois points : les innovations territoriales de l’Acte III, la pertinence et les limites de la réforme sous l’angle de l’aménagement et du développement des territoires et les possibilités d’amélioration de l’architecture territoriale du Sénégal.

1. L’Acte III : la consécration du territoire comme l’espace de développement

La territorialisation des politiques publiques est souvent inscrite dans une double logique transformative des structures territoriales. Dans un premier temps, elle recompose les pratiques (méthodes et démarches) des acteurs locaux en les insérant dans un cadre politique et spatial plus élargi, puis refonde ou reconfigure les objectifs de l’action publique territoriale. Ces dynamiques, corolaires des politiques de développement, s’expriment sur deux niveaux d’échelle :

« « D’abord, celui des aménagements et des réagencements dans l’organisation des différents échelons de la puissance publique, des systèmes d’acteurs, de leurs modalités d’intervention et des technologies qu’ils utilisent ; ensuite, celui des catégories d’action et des modes de légitimation mobilisés qui témoignent de nouvelles stratégies en train de se former au sein de la sphère du politique » (M. AUTÈS, 1995, p.57) »

Dans le contexte sénégalais, la traditionnelle quête d’un « optimum territorial » (B. BA, 2016, p. 92) n’est pas encore une réussite comme le témoignent les processus de production des territoires ou les performances économiques des collectivités territoriales. Cette quête a commencé avec la réforme administrative et territoriale de 1972, une réforme fondatrice de la décentralisation sénégalaise car ayant contribué à l’affinement des « libertés locales » sur un support territorial marqué par la collectivisation des localités rurales et la régionalisation de la planification locale (République du Sénégal, 1972). Cette dynamique est renforcée en 1996 par une responsabilisation affirmée des collectivités locales à travers le transfert massif de compétences. Outre le faible niveau de développement économique des collectivités territoriales, le faible ancrage territorial de la plupart des agents économiques et le déficit organisationnel (dû souvent à l’insuffisante formation des élus locaux), l’Acte III, en tant que réforme corrective, pointe trois facteurs qui sont à la base des contraintes et qui ont empêché le décollage économique de la plupart des collectivités territoriales : « le manque de viabilité des territoires et de valorisation des potentialités de développement des territoires, la faiblesse de la politique d’aménagement du territoire limitée par une architecture territoriale rigide, l’insuffisance et l’inefficience des mécanismes de financement ainsi que la faiblesse de la coproduction des acteurs du développement territorial » (République du Sénégal, 2013, p.1).

Pour « l’optimum territorial » et la résorption des inégalités et des incohérences territoriales de l’architecture territoriale sénégalaise, l’Acte III place le territoire au cœur des politiques publiques (B. BA, 2016 ; B. BA et R. KA, 2019). Pour y arriver, la territorialisation des politiques publiques devient le moyen par lequel l’Etat et ses services déconcentrés travaillent avec les territoires décentralisés. Cette évolution de l’approche gouvernementale est consacrée par l’objectif quasi sloganique : « organiser le Sénégal en territoires viables, compétitifs et porteurs de développement durable » (République du Sénégal, 2013, p.1). Cet objectif s’apprécie lorsqu’il est replacé dans les logiques jacobines qui ont présidé à la construction du Sénégal en tant qu’Etat-nation (M. C. DIOP et M. DIOUF, 1993) et qui, au fil des ans, ont consolidé une façon de penser le territoire globalement tout en l’administrant avec des protocoles normatifs et uniformisants devant garantir l’égalité des citoyens dans tout le pays. Ce projet territorial partait d’une idée généreuse mais paradoxalement, complètement désancrée sur le plan territorial. Au contraire de l’uniformité et de l’égalité de développement, il a produit une carte territoriale faite de disparités économiques (par exemple entre les collectivités territoriales de l’ouest et de l’est), de contradictions spatiales (par exemple la commune de Ranérou-Ferlo est plus vaste que les régions réunies de Dakar, Thiès, Ziguinchor et Fatick) et de dysfonctionnements (en l’occurrence ceux découlant du flou de compétences entre les communes et des services de l’Etat comme sur la gestion des Parcs nationaux par les Eaux et Forêts, des conflits fonciers et des problèmes de limites usuelles entre les domaines national et public de l’Etat, etc.) que les deux premières phases de décentralisation n’ont pu corriger.

C’est en écho à ces échecs que l’option territoriale des politiques publiques de l’Acte III est positionnée comme une démarche innovante et une inflexion des stratégies habituelles de développement. De cette mutation de l’approche gouvernementale, ressortent trois paramètres : la diversité des territoires, l’adaptation des politiques de développement aux territoires et l’inclusion des pouvoirs et des acteurs et des organes locaux dans la mise en œuvre. La finalité étant alors de faire des territoires les espaces de projets (économique, social et environnemental) dans lesquels l’ancrage territorial et l’implication des acteurs sont des paradigmes incontournables qui permettent de faire converger les intentions des acteurs locaux et les visés des politiques publiques nationales.

1.1. Le territoire placé au centre des politiques publiques

En replaçant le territoire dans le dispositif du Plan Sénégal Émergent-PSE (République du Sénégal, 2014), l’Acte III exprime un choix stratégique en matière de gouvernance. Cette mutation est le résultat de l’évolution contemporaine des relations entre d’une part un État de tradition jacobine et les territoires (vus comme des entités sociospatiales différenciées et en relation) qui le constituent et d’autre part une poussée mondialisante tendant à privilégier davantage les dynamiques interterritoriales qu’inter-Etatiques. Ces évolutions sont rendues possibles parce que les collectivités territoriales, quelle que soit leur échelle (ville, commune, département), ont toujours une portée spatiale qui leur permet d’offrir trois avantages à l’Etat quand il met en œuvre sa politique publique de développement : une identité positive, un cadre intégrateur et une échelle spatiale à partir de laquelle se réalisent des possibilités d’action dans des économies de plus en plus incontrôlées et incontrôlables. C’est dans ce sens que l’Acte III est qualifié « d’espace le plus adéquat pour construire les bases de la territorialisation des politiques publiques » (République du Sénégal, 2013, p.1) parce que justifiant quatre avantages : l’ancrage de la cohérence territoriale pour une architecture administrative rénovée, la clarification des compétences entre l’État et les collectivités territoriales, le développement de la contractualisation entre ces deux niveaux décisionnels et enfin une modernisation de la gestion publique territoriale grâce à une réforme des finances locales (Y. SANÉ, 2016) et une promotion soutenue de la qualité des ressources humaines.

Sur les finances des collectivités territoriales, il faut mentionner l’augmentation conséquente des fonds de dotations et des fonds de transferts venant de l’Etat qui ont quadruplé entre 2012 et 2019 et la création de la Contribution économique locale (CEL) qui est venue s’ajouter à l’’impôt foncier rénové. Cette dernière prélevée sur les acteurs économiques territoriaux concerne toutes les collectivités et est une augmentation significative dans les finances locales.

La réforme, dans un premier temps, supprime les régions collectivités locales et les communes d’arrondissement, érigent les communautés rurales en communes et fait de toutes les communes des communes de plein exercice et d’égale dignité. Par ailleurs, elle fait des départements des collectivités territoriales et crée les communes-villes considérées comme un cadre d’intercommunalité. Et enfin, elle répartit les compétences transférées dans 9 domaines entre les départements et les communes. Bien-sûr que ces réformes ne garantissent pas aux collectivités territoriales le développement promis. Par exemple, l’égale dignité des communes est certes, théoriquement, une disposition juridique intéressante mais elle n’efface pas les différences et les inégalités dont souffrent les communes rurales par rapport aux communes urbaines. Le Programme d’Appui aux Communes et Agglomérations du Sénégal (PACASEN), première génération, illustre le traitement déséquilibré de l’Etat vis-à-vis des communes à tel point qu’en 2020, l’Etat décida de créer le PACASEN-rural pour prendre en charge les communes rurales qui étaient, à cause des critères d’éligibilité (nombre d’habitants, densité d’habitants au km2), exclues des financements du programme. Désormais, ce programme porté à 300 millions de dollars USD avec sa composante dite PACASEN-rural, couvrira 476 communes rurales.

Les innovations introduites par la réforme puisent leur justification dans les difficultés rencontrées par les collectivités locales dans les phases précédentes. Par exemple, dans l’exposé des motifs du Code général des collectivités territoriales (République du Sénégal, 2013, p.1), il est dit que la réforme de 1996 (République du Sénégal, 1996) a contribué à « l’amélioration des relations entre l’État et les collectivités locales, notamment en allégeant leur contrôle et en leur conférant plus d’autonomie (…) en plus d’un dispositif institutionnel qui a renforcé leurs moyens financiers humains et matériels ». Mais en même temps, elles souffraient de faiblesses et de contraintes dont la plupart portait sur l’insuffisante objectivation du territoire dans la décentralisation sénégalaise : le développement territorial (faiblesse du cadre fonctionnel et organisationnel de la décentralisation et absence de viabilité des territoires), une gouvernance territoriale marquée par une multiplicité des acteurs n’ayant pas les mêmes objectifs et enfin la faible contribution de la décentralisation à l’aménagement du territoire et au financement du développement territorial (figure 1).

D’ailleurs, l’Acte III semble partager ce diagnostic parce qu’il propose la viabilisation des territoires afin de les rendre plus résilients et compétitifs. C’est pourquoi, cette réforme s’inscrit dans l’ère du temps (de la mondialisation et du desserrement des frontières) dans lequel, le territoire est à la fois objet et objectif et dans ce sens l’Acte III lui reconnaît sa fonction d’espace de projet indispensable aux politiques publiques et à l’administration centrale pour ancrer territorialement son action.

Il s’agit donc d’une phase corrective de la décentralisation sénégalaise amputée de la nouvelle politique d’aménagement du territoire sur laquelle elle devait s’adosser avec le Plan Sénégal Émergent (République du Sénégal, 2018). Sauf que ce nouveau Plan d’aménagement du territoire et du développement durable (PNADT) qui devait combler une lacune de quelques décennies et accompagner le Programme Sénégal Émergent et l’Acte III ne sera mis en place qu’en février 2020, soit sept ans après l’entrée en vigueur de la réforme et la fin de la première phase sur les deux qui constituent la réforme.

1. 2. Innovations et envers de l’Acte III dans sa traduction territoriale
L’Acte III a mis en avant deux directives territoriales : la communalisation intégrale, la départementalisation et la dérégionalisation (figure 2).

1.2.1. La communalisation intégrale : de l’équité et de l’égalité entre les territoires urbains et les territoires ruraux.
La communalisation au Sénégal est souvent jalonnée de décisions marginalisantes pour les petites communes et les zones rurales. Des quatre communes (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis), à la réforme de 1996 (création des communes d’arrondissement et des Conseils régionaux) en passant par la loi n° 72-25 du 25 avril 1972 (qui institua les Communautés rurales (CR) et les Présidents de CR sous la tutelle du Sous-préfet), les actes décentralisants posés furent plutôt centrés sur les zones urbaines ; jusqu’à installer dans la perception des Sénégalais, l’idée que la commune était une entité urbaine. Probablement, ce qui justifie l’une (plutôt fausse) des critiques faites à l’Acte III d’avoir fait la communalisation intégrale sans tenir compte des ruralités.

La communalisation intégrale et la dérégionalisation furent partie des mesures les plus débattues de l’Acte II de la décentralisation. Les Assises sur la décentralisation, du 27 au 29 décembre 2007 (MDCL, 2007), avaient requis leur suppression tout en l’accompagnant de la réduction, voire la suppression, des communes d’arrondissement pour assurer aux collectivités locales cohérence et efficacité économique ; recommandation qui ne sera que partiellement mise en œuvre en 2013 par l’Acte III car en plus de la dérégionalisation et la consécration du département en collectivité territoriale, la communalisation intégrale est instituée dans « le respect des limites territoriales actuelles des entités administratives concernées » (République du Sénégal, 2013, p. 2).

Cette posture de l’Etat sénégalais sur la communalisation semble s’inscrire d’abord dans une dynamique de la zone UEMOA (UEMOA, 2003, p.36) qui promeut « un principe de cohérence et de gouvernance selon lequel tous les États membres s’engagent à mener une politique de décentralisation pour servir de levier à leur politique d’aménagement du territoire et de développement local ». D’ailleurs, jusqu’à l’entrée en vigueur de la réforme, de tous les pays de la zone, seul le Sénégal avait dans son architecture territoriale une entité spatiale et institutionnelle dénommée « communauté rurale ». Le second objectif vise la correction d’une vieille distorsion de la décentralisation au détriment des zones rurales, d’où le recours aux vocables « dignité », « égalité » et « universalité » pour justifier la communalisation intégrale. Pour A. Baldé (Maire de Kandia, dans le département de Vélingara, octobre 2019), « la communalisation intégrale est un véritable facteur de rétablissement de la dignité humaine, de correction d’injustices longtemps subies par les populations des ex-communautés rurales en termes d’investissement et de financement ».

Sur le plan économique, la communalisation a permis aux collectivités territoriales qui ont accédé à ce statut de bénéficier d’une fiscalité plus avantageuse et des prérogatives renforcées en matière d’état-civil. Cependant, la nouvelle configuration territoriale a réduit les capacités financières des anciennes communes en réduisant leurs assiettes fiscales donc une perte significative des taxes et impôts à récupérer. La ville est certes un cadre de mutualisation des interventions mais toute chose étant égale par ailleurs. Cette mutualisation bénéficie plus aux nouvelles communes qu’à la ville.

L’égalité de dignité prônée par la réforme ne signifie pas l’uniformité de la structure et la morphologie de l’habitat encore moins des besoins à satisfaire pour la population. K. F. NGOM (2019) regrette que « l’émancipation du monde rural ait été mise en avant pour justifier la communalisation intégrale, cela donne l’impression que la ruralité est un retard à combler, alors que la plus importante partie de la richesse sénégalaise se trouve en zone rurale ». Certes, la communalisation est un effort institutionnel d’harmonisation et de correction des disparités entre les collectivités rurales et les collectivités urbaines mais persistent les problèmes de cohérence et de matérialisation des limites des collectivités territoriales.

1.2.2. Dérégionalisation et départementalisation : une quête de proximité et d’efficacité économique
Dans la décentralisation sénégalaise, la région est l’échelle d’intervention la plus incertaine, celle qui a fait l’objet de plus de changements. Jusqu’en 1972, l’échelle régionale ne faisait pas partie des entités spatiales administratives et politiques décentralisées. La première fois que la région est intégrée dans la décentralisation, elle était arrimée au Plan national quinquennal de développement économique et social qui devait désormais être régionalisé. Il s’agissait plutôt d’un renforcement de la région administrative dans le processus de la déconcentration. En réalité, elle n’existait pas en tant que collectivité locale comme l’étaient la commune et la communauté rurale. D’ailleurs, le code général des collectivités locales de 1996 indiquait qu’il était temps de :

« Mieux répondre à l’exigence du développement économique en créant entre les administrations centrales de l’Etat et les collectivités locales de base des structures intermédiaires, les régions destinées à servir de cadre à la programmation du développement économique, social et culturel, et où puisse s’établir la coordination des actions de l’Etat et celles des collectivités. (…) le moment est venu de fixer l’organisation et le fonctionnement de la région » (République du Sénégal, 1996, p.1).

L’érection de la région en collectivité locale était alors vécue comme un approfondissement de la décentralisation, la création d’un pouvoir local politique, doté en moyens financiers et en prérogatives ; le parallèle avec la France était souvent fait. Par exemple, la région était chargée de promouvoir son développement économique, éducatif, social, sanitaire, culturel et scientifique, de réaliser son plan de développement et d’organiser l’aménagement de son territoire. Elle pouvait également engager des actions complémentaires de celles de l’Etat, et des autres collectivités locales situées dans la région, passer des conventions avec l’Etat ou avec d’autres collectivités locales, pour mener avec eux des actions relevant de leur compétence. Elle avait un regard sur les collectivités locales de son territoire à qui elle proposait toutes mesures tendant à favoriser la coordination des investissements locaux et des actions de développement. Dans ce sens, elle pouvait passer des conventions de coopération (République du Sénégal, 1996). Bien qu’elle fût dotée de compétences importantes, elle démontrera au fil des années des limites à tel point qu’elle sera remise en cause par une frange de la société civile (Assises nationales sur la décentralisation en 2007) (MDCL, 2007). En plus des problèmes liés à l’insuffisance des moyens financiers (J. L. PIVETEAU, 2010 ; B. Faye, 2017), les jeux troubles des compétences et leurs imprécisions sont probablement les justifiants de l’échec des régions. En général, trois sources de blocages des régions (M. M. Diagne, 2011) sont pointés : d’abord le « paradoxe foncier et domanial » qui fait que la région ne disposait que d’une cession de droit et non d’un transfert de compétence en matière foncière mais également qu’elle ne pouvait disposer du Domaine national car obligée de partager le foncier avec les communes et les communautés rurales. Avec de telles incohérences, il était difficile à la région de jouer son rôle d’élaborateur du Plan régional de développement et du plan d’aménagement du territoire régional. Les deux autres facteurs sont l’impossibilité de la région à tirer profit de l’exploitation des mines et carrières présentes dans son territoire et le flou en matière d’environnement et de ressources naturelles, un domaine dans lequel la question de la délimitation entre les trois collectivités (région, commune, communauté rurale) empêchait parfois d’agir. Ce contexte organisationnel a progressivement convaincu de l’inefficacité de la région :

« La suppression des régions et l’érection des départements en collectivités territoriales participent d’une volonté de construire une cohérence territoriale et d’efficacité dans l’utilisation des moyens publics car la région était budgétivore et sans effets entrainement conséquents au regard de son budget de fonctionnement. Pendant 18 ans, qu’est-ce que le Conseil régional de Kolda a fait pour Vélingara ? Rien, vous pouvez le vérifier sur le terrain. Par contre, il a augmenté la destruction des forêts de la région à son profit et au profit aussi des exploitants forestiers mais au détriment de l’agriculture, de l’élevage de la pêche fluviale et de la culture de préservation de l’environnement » (A. Baldé, ibidem).

Certes, comparativement à la région, le département offre une meilleure proximité avec le citoyen et à ce titre pourrait, se prêter davantage aux objectifs de développement que l’Etat voudrait lui conférer. Cependant, il est confronté aux mêmes tares que l’ancienne collectivité locale régionale, car il est sans ressources significatives. L’article 194 du CGCT (République du Sénégal, 2013) indique qu’il dispose du Fond d’appui au Développement (FDD), des redevances du domaine et des produits d’exploitation de son patrimoine. Mais, ses prérogatives vagues et insuffisantes et l’insuffisance des ressources financières pourront être à l’origine de conflits entre le département et les communes présentes dans son territoire.

2. Dynamiques organisationnelles des territoires : une ambition de cohérence territoriale en armistice ?

Pour des objectifs de proxémie, de proximité et d’échelle de gouvernance, les 45 départements du Sénégal, jusque-là circonscriptions administratives, ont été « collectivisés » et dans le même temps, la dichotomie territoriale (urbaine, rurale) héritée de la réforme de 1972, est reconsidérée par l’Acte III pour homogénéiser les échelons administratifs et territoriaux (communes rurales, communes d’arrondissement et communes) en communes de plein exercice. Ces remaniements n’ont pas donné lieu aux redécoupages tant revendiqués, la réforme se limitant à requalifier certaines circonscriptions administratives dans leurs limites territoriales initiales (figure 1), reconduisant ainsi les anomalies territoriales héritées du processus de découpage administratif (figure 3).

Entre une architecture territoriale rigide, des inégalités spatiales persistantes et des chevauchements territoriaux (parfois conflictuels), la communalisation intégrale n’a pas trouvé de réponses aux imperfections territoriales qui ont pourtant contribué à la promulgation de l’Acte III.

2.1. Les frontières communales : une contrainte au développement des territoires
Les premiers fruits de l’Acte III ne sont pas perceptibles dans le domaine de l’organisation des territoires ou cellules de base devant supporter la mise en œuvre des actions de développement. Dans sa conception initiale, il était prévu le recadrage des limites territoriales pour à la fois mieux encadrer les dynamiques qui s’y produisent et s’assurer des cohérences territoriales. Cette mesure tarde à prendre forme et pendant ce temps, l’imprécision des limites des communautés rurales nouvellement communalisées nourrit des conflits récurrents entre collectivités voisines.

« Les anciennes communautés rurales sont le territoire naturel de l’étalement ou de l’extension des grandes communes frontalières confinées dans des limites territoriales exigües et dont l’essentiel a épuisé son assiette foncière. L’autre type de conflit direct est celui noté entre anciennes communautés rurales, dès que l’une émet le besoin ou prononce une délibération sur une parcelle proche de la frontière ». (K. F. NGOM, 2019).

Les exemples de conflits inter-collectivités communales abondent. Les cas des communes de Saint-Louis et Gandon, des communes de Cayar et Diender, de Bambylor et des villages Keur Ndiaye Lô, Kounoune Ngalap, Keur Daouda Sarr (Le Quotidien, 2018), également de Malika et Yeumbeul Nord restent instructifs. La commune de Saint-Louis a beaucoup utilisé la communauté rurale de Gandon comme zone d’étalement de ses faits urbains. Quant aux communes de Diender et Cayar dans le département de Thiès, leurs habitants, essentiellement horticoles, disposent des champs sis (ou à cheval) dans les deux communes. Les relations conflictuelles sont « généralement soutenues par l’absence de Cadastre rural qui explique l’inexistence de bon nombre de territoires au sens « juridico-politique » (entretien avec le Président de la plateforme Vision Future / Pencoo Cayar, septembre 2019). L’exemple de Malika est très révélateur car les flous du découpage mettent en conflit 7 quartiers au sud avec la commune de Yeumbeul Nord et 6 quartiers au nord avec la commune de Keur Massar. Selon Serigne M. K. L. Thiaw (conseiller municipal à Malika) :

« Ce découpage satanique n’a rien apporté de bon et les populations en sont les principales victimes. Car même si elles règlent leur facture d’eau, d’électricité dans cette commune créée en 1904, pour obtenir des pièces d’état civil comme l’extrait de naissance ce n’est pas de tout repos, voire même impossible à Yeumbeul Nord. Et pourtant, la deuxième plus grande école élémentaire de la commune de Malika est implantée dans un des quartiers qui se trouve dans le périmètre communal de Yeumbeul Nord » (Actunet, 2018).

Dans sa partie sud, la commune de Malika fait face aux revendications de 5 quartiers qui estiment appartenir à la commune de Keur Massar et menacent de ne plus payer de taxes. Interrogé sur la communalisation intégrale en lien avec les communes de Diender et Cayar, le secrétaire municipal de Cayar argue que :

« Cayar n’a rien gagné avec l’Acte III de la décentralisation. Sa situation s’est plutôt compliquée avec les spoliations foncières et la menace sur les filières horticoles, avec des risques de conflits latents et patents dans un avenir proche. Diender et Cayar sont en bute à ce problème tout comme d’autres ailleurs même entre Sangalkam et Bambylor. Le problème ne réside pas dans la nouvelle architecture communale mais plutôt dans la rationalisation du nombre des collectivités locales. Il faut créer des syndicats de communes sinon des conflits de limites territoriales vont se perpétuer » ((Entretien avec le Secrétaire municipal de Cayar, septembre 2019).

Les problèmes liés aux découpages ne sont pas exclusifs aux cas des communes précitées ; ils se posent presque partout au Sénégal. La commune de Mékhé en est un exemple emblématique. Le découpage l’a confiné dans son terroir traditionnel et ainsi, l’a privé d’un arrière-pays qui aurait pu lui servir d’assiette foncière qui aujourd’hui fait défaut à l’expansion de la ville.

2.2. La gestion des infra-territoires : l’autre écueil à surmonter par les communes
Les villages et les quartiers constituent « les cellules administratives de base dont le statut est déterminé par décret » (République du Sénégal, 2013, p.10). Ils sont des infra-territoires à l’intérieur des communes et agissent comme des espaces de cohérence fondés sur la proximité, la solidarité et des ressources communes. Lieux d’impulsion de l’action communale, souvent ces cellules de base ont en commun d’être confrontées à des problèmes de gestion. Par exemple, les communes nouvellement créées colportent une injustice sur la nomination des chefs de villages (au même titre que les anciennes communes sur les délégués de quartiers). Cette « anomalie organisationnelle » ne facilite ni au conseil municipal, ni au maire le contrôle du territoire, parce que leur échappe beaucoup d’éléments (ressources humaines et naturelles) constitutifs de leur territoire dont la connaissance qu’ils en ont détermine la nature et la qualité des actions de mise en valeur. L’expérience de la Covid-19 montre que le pouvoir central, à travers les préfets, peut mobiliser les chefs de quartiers ou les chefs de villages sans en référer au maire. Il s’agit d’un véritable biais dans la mesure où les stratégies territoriales ont besoin d’ancrage, à la fois des acteurs qui les mettent en œuvre que des autorités communales et des cellules de base pour porter les actions. D’ailleurs, la plupart des maires et autorités municipales rencontrées sont favorables à la réparation de ce qu’ils appellent « l’injustice à corriger si l’on veut que les communes soient d’égale dignité dans la pratique et non en théorie car à l’état actuel des choses, c’est du deux poids deux mesures ». Par exemple :

« le maire de Mbolékhé (une commune de 1000 habitants) a les pleins pouvoirs pour nommer ses délégués de quartiers alors que celui de Médina Gounass, une commune de 60 000 habitants, est privé de ce privilège. Ce type de distorsion est encore observable ailleurs, par exemple la commune de Patta (3000 habitants) contre 40 000 habitants de Kéréwane etc.) » A. Baldé (ibidem).

Évidemment, tant qu’il s’agissait d’organisation territoriale déconcentrée, cette organisation des infra-territoires était concevable, ce qui probablement justifie le mutisme du Code général des collectivités territoriales sur cette question, mais, dans un contexte de décentralisation et surtout de communalisation intégrale, l’harmonisation et le renforcement des liens entre les communes et leurs cellules de base deviennent des impératifs.

2.3. La départementalisation : l’ambiguïté d’une réponse au développement et à la cohérence des territoires
La départementalisation est l’une des principales innovations de l’Acte III censée introduire plus de proximité et de développement (République du Sénégal, 2013). Entendus comme des entités territoriales plus ou moins homogènes qui épousent le tracé des anciennes provinces, les départements reflètent ce qu’on peut qualifier de « fondamentaux du territoire », c’est-à-dire la répétition d’un trait géographique, un espace reconnu parce que délimité et une homogénéité soit sociologique, culturelle ou historique. Leur érection en collectivité territoriale fut vécue comme la production d’un lieu favorisant l’application d’une nouvelle formule de gouvernance, capable de propulser la territorialisation du développement territorial recherchée. Ce faisant, elle faciliterait, par ailleurs, la viabilisation économique des autres échelons territoriaux car, désormais, les projets territoriaux (de la commune ou de la ville) sont appelés à s’insérer dans des espaces spatialement, socialement, économiquement maitrisables.

En revanche, si la pertinence du département en tant qu’entité administrative, jouant un rôle central en matière de déconcentration, ne s’est pas posée dans les discussions qui ont accompagné la mise en place de l’Acte III, il n’en était pas de même pour sa collectivisation. Par exemple, sur la pertinence territoriale de la départementalisation, A. Gueye (ibidem) répond :

« le département en tant que circonscription administrative géré par le pouvoir déconcentré est très pertinent car il permet à ce dernier (le Préfet) d’exercer un contrôle de légalité à priori et posteriori. Mais en tant que collectivité territoriale, il n’a aucune utilité. Généralement, ce sont des conflits de pouvoirs entre l’exécutif départemental et l’exécutif communal, surtout autour de la gouvernance foncière. Si les départements étaient pertinents, on n’aurait pas besoin d’intercommunalités pour gérer la lancinante question des frontières communales et des conflits qui en découlaient ».

Le maire de Kandia, A. Baldé (ibidem) insiste sur le flou de plus en matière de répartition des compétences qu’apporte le département, les coûts financiers qu’il induit et invite à sa suppression. Il précise que :

« la départementalisation, c’est une charge qui pénalise les communes, un doublon des communes et sert plus à concurrencer les communes qu’à les appuyer. C’est une sangsue des communes ; le département vit du sang des communes. Le département grignote sensiblement les fonds de dotation et d’équipement de collectivités territoriales et les recettes d’amodiation qui devraient être au profit des communes. Par exemple, des communes peuvent être durant tout un mandat sans jamais bénéficier d’appui venant du conseil départemental alors que ces fonds sont alloués au département au nom de toutes les communes dudit département. En plus, le conseil départemental peut utiliser ses prérogatives pour bloquer ou retarder certains projets des communes si le Président du conseil départemental n’est pas en phase avec le maire d’une commune (par exemple les autorisations de défrichement). Le conseil départemental de Vélingara en est une illustration. En conséquence, le département doit être supprimé entant que collectivité territoriale comme ce fût cette courageuse et pertinente décision qui a supprimé la région et ses moyens reversés aux communes ».

2.4. Des collectivités sociospatiales en quête de viabilité territoriale
L’argumentaire pilote de la communalisation intégrale, visant le combat contre l’injustice qui sévissait entre monde rural et monde urbain, est d’une pertinence évidente. Mais de lourdes contraintes pèsent sur le processus de viabilisation des communes, surtout celles du monde rural. Ici, sont en cause, les distorsions territoriales (faiblesse des voies de communication entre villages d’une même commune, absence de cadastre rural, compétences sur l’agriculture et l’élevage non prises en charge par la commune rurale, etc.) et l’absence d’activités génératrices de moyens financiers pour les communes rurales. L’exemple de l’ex-communauté rurale Oudalaye dans la région de Matam est assez révélateur des distorsions spatiales issues des processus de réforme. Cette commune, d’une superficie de 9794 km2, est 17 fois plus grande que la région de Dakar (550 km²) et dépasse de loin beaucoup de régions (Diourbel, Kaolack, Thiès, Fatick, Sédhiou et Ziguinchor). Par contre, en plus de sa faible densité d’habitants, elle reste encore très en retard sur le plan économique et infrastructurel. Ces incohérences spatiales sont largement répandues au Sénégal ; par exemple 65% des communes rurales (soit au total 207) ont une superficie inférieure à 500 km² et concentrent 62% de la population du pays. Dans le même temps, 45 communes rurales couvrent, à elles seules, plus de la moitié du territoire national (106 230 km²) pour 13% de la population du pays (MATCL, 2013).

Quel est le soubassement de ces contradictions spatiales ? Au lendemain des indépendances, les politiques de production des territoires se sont dressées en faveur des collectivités régionales de la frange littorale reproduisant ainsi le schéma spatial hérité de la colonisation. Les rapports do Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) de 1976, 1988 (DPS, 1993) et 2002 (ANSD 2008) permettent de revenir sur le processus de reproduction des déséquilibres spatiaux (figure 4).

L’analyse des trois cartes ci-dessus (figure 4) montre un déséquilibre spatial favorable aux régions de l’ouest laissant la partie orientale et septentrionale dans un vide prononcé. La région de Dakar qui ne représente que 0,3% du territoire nationale affiche la densité démographique la plus importante (avec 1720 habitants/km², 2707 habitants/km², 3964 habitants/km² pour respectivement 1976, 1988, 2002). Cette macrocéphalie de Dakar est bien marquée dans le rapport du troisième Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) : « en décembre 2002, un peu plus d’un sénégalais sur cinq habite la région de Dakar. » (ANSD, 2008, p.13). Elle est suivie par les régions de Diourbel et de Thiès moyennant des densités soutenues. Les régions de Fatick, Kaolack et Ziguinchor, avec leurs densités relativement faibles, viennent s’adjoindre aux trois premières pour former le Sénégal-occupé par opposition au Sénégal-vide représentant les autres régions orientales et septentrionales. Un certain nombre de facteurs peuvent être convoqués pour expliquer cette hégémonie spatiale des 6 régions. Il s’agit de la présence d’infrastructures économiques, touristiques, aéroportuaires, de la situation géographique (littorale) et du facteur religieux.

Ces déséquilibres spatiaux continuent leur chemin ; le zoom sur la situation spatiale du Sénégal depuis 2013 est un révélateur (figure 5).

Apprécier au niveau départemental, la répartition démographique garde toujours son côté déséquilibrant (figure 5) que l’Acte III n’a pas encore pris en compte (ANSD, 2014, 2020). Selon le maire de Kandia, la correction de ces déséquilibres doit faire partie des projets d’accompagnement du gouvernement car :

« L’Etat doit prendre son courage en main pour corriger les incohérences et matérialiser clairement les limites. Les communes étouffées qui bénéficieront de nouvelles terres doivent en conséquent compenser en équipements et infrastructures (scolaires, sanitaires, énergétiques et même financièrement les communes qui céderont une partie de leur territoire) ». (A. Baldé, ibidem)

Ces contradictions spatiales sont révélatrices de l’inégale occupation de l’espace national exprimée en Sénégal « utile » et Sénégal « oublié » (figure 4 et figure 5) mais également elles mettent en relief les difficultés de la décentralisation à générer des territoires économiques viables. De telles inégalités, découlant des occupations spatiales, expriment quelques-unes des contraintes majeures rencontrées pour avoir un développement harmonieux et équilibré des territoires. Il s’agit en réalité d’un défi que les territoires décentralisés doivent relever et qui fait penser A. Gueye (ibidem) que :

« Beaucoup de communes ont été créées non sur la base d’une étude économique mais pour répondre à des préoccupations purement électoralistes. L’exemple patent est les chevauchements frontaliers opposant Bambilor et Sangalkam. Quand le ministre Oumar Gueye a démissionné du PDS, pour l’affaiblir, Me Wade, président d’alors, avait érigé Bambilor en commune. Le découpage administratif ne s’est préoccupé d’aucune cohérence spatiale. En effet, la localité de Keur Ndiaye-Lô, à cheval entre Rufisque et Sangalkam, intègre la Commune de Bambilor. Pour se rendre à Bambilor (chef-lieu communal), les habitants de cette localité passent inévitablement par Sangalkam ».

Ces problèmes d’ordre organisationnel des territoires font émerger des questionnements prospectifs : le maillage territorial doit-il être une priorité pour répondre à la viabilisation et compétitivité des territoires ? L’architecture territoriale actuelle doit-elle être maintenue ? L’intercommunalité peut-elle être la réponse aux conflits inter-collectivités ? etc.

Conclusion

Il ressort de cette recherche que l’Acte III de la décentralisation consolide la gouvernance locale en introduisant notamment plus d’équité et d’égalité entre les territoires à travers la communalisation intégrale, en révisant les échelles d’action par la suppression de la « région » et l’érection du département au rang de collectivité territoriale. Ces deux innovations ont permis d’introduire plus de proxémie spatiale, davantage de proximité entre les élus locaux et les populations qu’elles représentent et plus de visibilité entre les collectivités urbaines et les collectivités rurales. Elles pourront contribuer, sur le moyen et le long terme, à la production de territoires « compétitives et viables », malgré les faiblesses notées à l’échelle départementale en termes d’impératifs de résultats et de difficultés d’instituer des cadres d’intercommunalisation.

Les évolutions institutionnelles et la recomposition de l’armature territoriale n’ont pas suffi pour lever les contraintes liées aux découpages et susciter des intercommunalités. Tout indique qu’il faut aller vers une recomposition de l’architecture des communes pour en arriver à des entités socio-économiques et spatiales capables de produire suffisamment de richesses et d’impulser de réelles dynamiques de développement. Alors, il restera deux questions majeures à la décentralisation sénégalaise : la ruralité en mutation et la métropolisation en développement dans beaucoup de villes du pays.

Références bibliographiques

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Auteurs

1 - Boubacar BA, Enseignant-Chercheur, Section de géographie, Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, Sénégal, Laboratoire leïdi « Dynamiques des territoires et développement », boubacar.ba@ugb.edu.sn

2 - Rougyatou KA, Doctorante en Géographie, Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, Sénégal Laboratoire leïdi « Dynamiques des territoires et développement », Initiative Prospective Agricole et Rurale (IPAR), Sénégal, ka.rougyatou@ugb.edu.sn