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Forum social africain/ Mariam Sow, à la défense de la terre

Publié le 18 décembre 2014

Il fait chaud ces jours-ci à Dakar. Très chaud. Dans une grande salle du Centre CICES de la capitale sénégalaise, où se déroule le Forum social africain, une vingtaine de personnes discutent passionnément. Elles sont presque toutes membres d’associations de paysans et d’agriculteurs venues de différentes régions du pays. Chacune d’entre elles raconte ce qui se passe dans son milieu, sa communauté, sa région, où de grandes entreprises et propriétaires terriens s’approprient les meilleures terres agricoles et déplacent les paysans locaux. Au centre en avant, une femme de plus de cinquante ans vêtue d’un costume traditionnel essaie de structurer la discussion et de définir des stratégies de lutte. C’est Mariam Sow, militante féministe et des droits paysans qui mène la lutte contre l’accaparement des terres. « Nous sommes obligés de résister pour sauver l’agriculture familiale. Nous ne pouvons permettre que les investisseurs étrangers prennent possession de notre terre, » assure-t-elle.

Mariam Sow parle rapidement. Avec fermeté. C’est peut-être parce qu’elle vient du nord du pays, près de Podor, où le fleuve Sénégal peut miraculeusement convertir des sols rocailleux arides en terres fertiles aptes aux cultures. Ou peut-être que cette fille de paysans a eu la chance d’étudier et de développer ses capacités. De toute façon, elle sait de quoi elle parle. Elle a connu le travail agricole et le travail domestique : « j’ai été employée dans les maisons de nombreux paysans, je sais comment ils vivent, je connais leurs problèmes parce que j’en suis une aussi. » Engagée en faveur de l’agroécologie, des femmes et de la lutte contre la pauvreté, elle préside maintenant le conseil d’administration d’Enda Pronat, une ONG fondée au Sénégal dans les années 1980 qui a commencé en luttant contre les pesticides et croit fermement dans l’agriculture, un autre type d’agriculture. Cette ONG a pris la tête de la lutte contre l’accaparement des terres dans le pays.

Rizières le long du fleuve Geba en Guinée Bissau. /Photo : J.N.
« Soixante pour cent de la population de ce pays vivent de la terre, mais il faut assurer une gestion plus juste des ressources, développer le secteur, créer plus d’emplois. Une politique agricole qui laisse la terre dans les mains des puissants ou des entreprises étrangères ne fera que détruire l’agriculture familiale, l’environnement et l’économie sociale, » assure-t-elle. Au Sénégal, le phénomène a commencé à surgir en 2003. Aujourd’hui, il touche environ 850 000 hectares, soit un tiers des terres cultivées du pays (2,5 millions d’hectares), selon les données de la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (Copagen). Dans les champs qui sont passés des mains des paysans locaux à celles des grands propriétaires terriens et des entreprises étrangères, on cultive maintenant à grande échelle industrielle le riz pour l’alimentation humaine ainsi que le jatropha ou la patate douce pour la production de biocombustibles.

De quoi parlons-nous ? Il s’agit d’un processus intense, mais qui n’est pas nouveau, qui s’est accéléré depuis la crise économique mondiale de la fin de la dernière décennie. En deux mots, l’accaparement des terres, c’est l’appropriation du sol agricole par de grandes entreprises et même des gouvernements étrangers qui l’utilisent pour l’agriculture industrielle ou la culture de plantes destinées à la production de biocombustibles. Ce phénomène est particulièrement important en Asie, en Amérique latine et surtout en Afrique, où il a cours dans de nombreux pays. L’on a estimé qu’au moins 60 millions d’hectares (une superficie un peu plus grande que toute l’Espagne) ont changé de mains au cours des dernières années. D’autres organisations, comme Oxfam Intermón, évaluent le total à 203 millions d’hectares au cours des dix dernières années.

Réunion animée par Mariam Sow au Forum social africain. /Foto : J.N.
Sow explique le phénomène en d’autres termes : « Les pays qui ont des problèmes de sécurité alimentaire à cause de leur propre croissance ou de l’augmentation du prix des aliments sur le marché mondial viennent acheter nos terres, les cultiver et exporter la production au détriment de nos populations, dont la survie même est menacée. Cela se produit non seulement au Sénégal, mais aussi en Tanzanie, au Mali, au Madagascar, au Kenya, en Éthiopie… C’est le cas d’un grand nombre de pays africains. C’est une nouvelle forme de colonialisme. » Cependant, pour ce faire, il faut que ceux qui nous gouvernent soient des complices. « Bien sûr, les États africains ont une part de responsabilité en permettant ces achats ou cessions, mais à la base, c’est la communauté internationale qui est responsable. Vous savez bien ce qu’ont été nos indépendances, nous sommes encore rattachés aux puissances coloniales et si nous voulons nous éloigner un peu, elles tirent sur la corde. C’est ainsi que fonctionnent nos États ; nous ne jouissons pas d’une indépendance véritable. »

Des exemples comme celui de l’entreprise catalane Agrobega, qui a déplacé 600 paysans après l’occupation de 500 hectares de rizières le long du fleuve Geba en Guinée Bissau, sont paradigmatiques. Toutefois, une vague d’indignation et de résistance monte en Afrique. « Tout a commencé à Fanaye, » explique Sow. Le 26 octobre 2011, dans ce village à proximité du fleuve Sénégal, au nord du pays, quelque 500 paysans ont affronté les travailleurs de Senethanol, une entreprise italienne qui avait occupé 20 000 hectares dans la zone, un tiers des terres cultivables, pour planter la patate douce et le tournesol destinés à la production de biocombustibles. Les affrontements ont causé deux morts et deux jours plus tard, le gouvernement a décidé de faire marche arrière. L’histoire de Fanaye est devenue si populaire que la compagnie Kaddu Yaraax s’en est inspirée pour créer une œuvre de théâtre des opprimés.

Des paysans de Fanaye manifestent contre la vente de leurs terres.
« Ils se sont tous unis, les agriculteurs et la population, et ont réussi à paralyser le projet. » Et les femmes, Sow le sait très bien, jouent un rôle actif dans cette résistance, toujours plus fortes et conscientes. Cependant, quelques mois plus tard, cette même entreprise Senethanol est parvenue à implanter un projet identique quelques centaines de kilomètres au sud. « La résistance s’est aussi organisée là-bas, mais elle a été plus faible. L’exemple de Fanaye montre que nous devons lutter tous et toutes ensemble, qu’il ne sert à rien de faire la guerre chacun de son côté. Et il montre aussi que notre gouvernement ne se préoccupe guère de sa population, parce qu’il devrait penser non seulement aux gens qui sont là aujourd’hui, mais aussi à ceux et celles qui viendront plus tard. Et si nous vendons la terre, nous n’aurons plus rien ; il n’y aura que des paysans sans terre transformés en travailleurs et travailleuses agricoles, » ajoute Sow.

À son avis, l’enjeu est que « les activités rurales, tant agricoles que d’élevage, ont besoin de forêts et de réserves. Et le territoire du Sénégal est déjà occupé ; ici, il n’y a pas d’espaces inoccupés disponibles aux investisseurs étrangers qui veulent des terres. Ils peuvent venir pour la production d’énergie solaire, pour appuyer la production d’outils et d’instruments de culture, pour faire de l’exportation. Mais pas pour accaparer nos terres. Nous sommes de mieux en mieux organisés et nous allons exiger que notre gouvernement assume ses responsabilités. » Selon elle, en appuyant plus résolument l’agriculture, les Africains, « nous pouvons lutter contre la faim avec nos propres moyens. »

Source : http://farmlandgrab.org/post/view/24348