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Les propriétaires terriens privés soulèvent l’indignation au Sénégal
Publié le 26 juin 2014
Doudou Sow, petit exploitant, ne décolère pas. Cela fait dix ans, dit-il, que les agriculteurs sont évincés par un afflux d’investisseurs privés qui acquièrent des terres agricoles fertiles dans la vallée du fleuve Sénégal, où il cultive la terre depuis vingt ans.
« Je ne comprends pas pourquoi des centaines d’hectares sont donnés à des étrangers, alors que la priorité devrait être de rendre ces terres accessibles à nos agriculteurs  », a argué M. Sow, originaire de la région de Saint-Louis dans le nord du Sénégal.
Au Sénégal, le régime foncier libéral appliqué depuis une décennie favorise les acquisitions à grande échelle de terres arables par des investisseurs locaux et étrangers. Les changements radicaux de propriété ont coïncidé avec de graves pénuries alimentaires dans la sous-région, une crise financière mondiale et une intensification de la promotion du biocarburant. Ainsi, le Sénégal encourage vivement la plantation de jatropha curcas, un arbuste dont les graines servent à produire du carburant pour les moteurs diesel, mais qui donne des résultats controversés.
De 2000 à 2010, plus de 657 000 hectares de terres, soit près de 17 pour cent des terres arables du Sénégal, ont été accordés à 17 entreprises privées. D’après l’Institut panafricain pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement (CICODEV), dix de ces entreprises sont sénégalaises et les sept autres sont étrangères.
Politique agricole héritée de l’ancien président Wade
Le gouvernement de l’ancien président Abdoulaye Wade avait lancé des projets de grande ampleur, comme le Retour des émigrés vers l’agriculture (REVA) et la Grande offensive pour la nourriture et l’abondance (GOANA), axés sur la promotion du secteur agro-industriel et des biocarburants.
« Ces initiatives conduisent à un trop-plein d’entrepreneurs privés, y compris des chefs religieux et des hauts fonctionnaires d’État qui s’installent sur des terres dans les régions rurales  », déplore Mariam Sow, coordinatrice du programme Protection de la nature de l’organisation non gouvernementale (ONG) internationale Environnement et développement (ENDA).
Dans un rapport de mai 2011, l’Initiative prospective agricole et rurale (IPAR), une ONG sous-régionale qui a pour mission de produire des « analyses stratégiques  » pour répondre aux problèmes agricoles et ruraux, a mis en évidence l’important volume de transactions dans le nord du Sénégal. L’IPAR a notamment souligné le cas de Mbane, dans la région de Saint-Louis, où 232 000 hectares auraient été accordés à des politiciens, des chefs religieux et des entrepreneurs privés ayant de solides soutiens politiques, dans le cadre du projet de la GOANA. D’après ses auteurs, de nombreuses terres n’étaient toujours pas exploitées à l’heure où le rapport de l’IPAR a été rédigé.
Mme Sow affirme que la perte de terres agricoles dans des communautés rurales comme celle de Gandon démoralise les agriculteurs et n’apporte pas les bénéfices escomptés. « En perdant leurs terres, les petits paysans perdent une partie de leur identité  », a fait valoir Mme Sow. « Au vu de la quantité des terres attribuées, la population locale se sent évincée tandis que seule une petite proportion des terres agricoles est vraiment cultivée. Les promesses de création d’emplois et d’infrastructures ne sont pas tenues.  »
D’autres agriculteurs partagent également cette inquiétude. Dans la communauté rurale de Fanaye du département de Podor, à environ 430 km au nord de Dakar, le collectif de défense des terres de Fanaye, une association locale, se dit très préoccupé par l’évolution du régime de la propriété foncière. Les agriculteurs de Fanaye demandent un soutien accru de l’État en faveur des agriculteurs locaux et regrettent également que les nouveaux propriétaires échouent à exploiter les terres qui leur ont été attribuées.
Points de divergence
Selon Rosnert Alissoutin, de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, il y a des points évidents de divergence entre les dispositions foncières traditionnelles et la législation moderne relatives à l’attribution des terres. « La législation adoptée au niveau national confère à l’État la gestion de toutes les terres du pays, alors que le paysan est convaincu que la terre qu’il exploite et qu’il a héritée de ses ancêtres lui appartient de façon inaliénable  », a-t-il déclaré à IRIN.
« Il ne s’agit pas de s’opposer à tout prix à l’investissement privé dans notre pays, mais les investisseurs doivent ajouter de la valeur à ce qu’ils ont acquis.  » Il se produit inévitablement des situations où l’acquisition de terres par des investisseurs privés, bien que légalement autorisée, entre en contradiction avec le droit coutumier revendiqué par les agriculteurs locaux qui ne possèdent généralement pas de titre de propriété.
« Il ne s’agit pas de s’opposer à tout prix à l’investissement privé dans notre pays  », affirme Lamine Thiaw, membre du collectif de défense des terres de Fanaye. « Mais les investisseurs doivent ajouter de la valeur à ce qu’ils ont acquis.  »
Le concept de « valeur ajoutée  » n’est pas clair. Le principal texte législatif qui régit le droit foncier au Sénégal remonte à juillet 1964 et souligne le libre accès à la terre et l’importance de la propriété collective sous tutelle de l’État. La loi s’oppose à la réappropriation des terres par des propriétaires privés. La terre est destinée aux membres de la communauté à condition que les concessions accordées soient correctement développées. Mais les textes législatifs donnent peu d’indications sur la façon d’évaluer ce développement.
Le conglomérat à l’origine du projet Senhuile/Senethanol, financé par des investisseurs italiens, compte parmi les grandes entreprises du secteur privé qui rencontrent de fortes résistances locales. Le conglomérat a acquis 20 000 hectares par décret présidentiel près de Fanaye en 2011, avec l’intention déclarée de cultiver des patates douces pour produire de l’éthanol et de l’huile de tournesol destinés à l’exportation.
Certains étaient favorables au projet, notamment ceux qui espéraient une création d’emplois et une production de richesses. Mais les collectivités locales regrettaient amèrement la perte des pâturages. À la suite de flambées de violence qui ont fait deux morts en octobre 2011, le projet a été délocalisé de Fanaye à Nguith, près du lac de Guiers, à environ 300 kilomètres au nord-est de Dakar.
Création d’emplois attendue
Les attentes élevées des communautés locales en matière d’emploi et de bénéfices d’autre nature sont un réel problème pour les investisseurs. La création d’emplois ne suit pas toujours.
Younouss Ball, également membre du collectif de défense des terres de Fanaye, a déclaré que le projet Senhuile/Senethanol avait exacerbé les tensions sociales sans combler les attentes en matière d’emploi.
« L’entreprise avait promis des milliers d’emplois, mais à ce jour, seules 30 personnes de la communauté sont employées par Senhuile  », a indiqué M. Ball. « Dans ces conditions, les jeunes n’ont pas de raison de rester et partent vivre en ville.  »
Les représentants du projet Senhuile/Senethanol n’étaient pas disponibles pour commenter ces déclarations.
Les communautés pastorales ont également exprimé leurs craintes au sujet de l’extension des terres cultivées qui perturbe la transhumance dans le nord du Sénégal. Elles dénoncent la perte des routes traditionnelles. « Il y a une réduction des zones de pâturage pour le bétail  », a déploré M. Ball. « Il ne reste plus rien pour se nourrir. Notre sécurité alimentaire est menacée.  »
Projet de la Banque mondiale vivement critiqué
Si les tensions sont grandes dans la vallée du fleuve Sénégal, Jean-Philippe Tre, agroéconomiste à la Banque mondiale, assure aux petits exploitants que la présence croissante du secteur agro-industriel ne signifie pas une série d’« accaparement des terres  ». M. Tre préfère parler d’« agriculture commerciale  ».
Le gouvernement du président Macky Sall a vivement critiqué les politiques agricoles de l’administration précédente et a affirmé à plusieurs reprises qu’il réglerait les problèmes relatifs à la propriété foncière. Le lancement de la Commission nationale de réforme foncière en octobre 2012 a marqué la volonté du gouvernement d’aborder des questions qui n’ont pas fait l’objet d’un véritable examen depuis 1964.
Bien que très critique à l’égard des projets agricoles de grande envergure initiés par l’ancien président Wade, le gouvernement actuel a vivement défendu le Programme pour le développement inclusif et durable de l’agrobusiness au Sénégal (PDIDAS), financé par la Banque mondiale à hauteur de 86 millions de dollars.
Avec des actions menées dans la vallée Ngalam et aux abords du lac de Guiers dans la région de Saint-Louis, le PDIDAS se veut être un partenariat entre l’État, les investisseurs privés et les communautés rurales. Il essuie déjà des critiques de la part des associations de la société civile du Sénégal et de l’étranger. Ainsi, l’Institut Oakland, établi aux États-Unis, accuse la Banque mondiale de « promouvoir le secteur agro-industriel au détriment des petites exploitations agricoles  ».
Mais M. Tre, de la Banque mondiale, affirme que le projet peut bénéficier à tous ; aux petits exploitants, au gouvernement, ainsi qu’aux entreprises sénégalaises et internationales.
« Il faut trouver une solution équitable. Nous avons besoin d’une stratégie globale qui rassemble les petits exploitants et les grands investisseurs, et où chacun voit ses intérêts propres défendus  », a déclaré M. Thiaw du collectif de défense des terres de Fanaye.