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Une vision persistante des décideurs : développer l’agriculture sans les agriculteurs

Publié le 4 juin 2014

 Un article contribution du Dr Ibrahima Hathie, Directeur de la recherche à IPAR publié dans la presse.

La seconde alternance politique du 25 mars 2012 au Sénégal présageait des ruptures significatives notamment dans l’agriculture, considérée comme un secteur prioritaire dans le processus de développement du pays. Peu à peu, l’inquiétude gagne les agriculteurs et les organisations paysannes compte tenu de l’évolution de la vision et des options des nouvelles autorités. En réalité, celles-ci ne font que prolonger les options stratégiques de l’ancien régime en mettant en avant la promotion de l’agrobusiness et le développement de grandes fermes pilotes au détriment des exploitations agricoles familiales.

Le Président Macky Sall a indiqué dans son programme électoral « Yoonu Yokkute » que l’agriculture constitue sa priorité parce qu’elle est porteuse d’externalités positives pour l’ensemble des autres secteurs de l’économie nationale. Il a dès lors promis de mettre en œuvre une agriculture moderne et suffisamment productive pour transformer le Sénégal. Cette position a été maintes fois réaffirmée après son élection à travers différentes occasions, notamment lors de la déclaration de politique générale du Premier Ministre Abdoul Mbaye.

Il est difficile de contester la justesse de la position présidentielle. En effet, la croissance agricole est au moins deux à quatre fois plus effective en termes de contribution à la réduction de la pauvreté que la croissance des autres secteurs de l’économie. En plus de stimuler la productivité des autres secteurs comme l’agro-industrie, l’agriculture est la principale source de sécurité alimentaire. Elle contribue largement à la création d’emplois, à la génération de revenus pour les populations et de devises pour l’Etat.

Si l’agriculture est une priorité, la vision de son développement n’est pas encore clairement exprimée par le nouveau pouvoir. Des messages diffus et parfois contradictoires sont perceptibles des différents discours des autorités. Une constante demeure : l’Etat semble s’orienter, de façon inexorable, vers la promotion de grandes fermes pilotes et l’agrobusiness et se soucie peu de l’avenir des exploitations agricoles familiales. Quelques indices le montrent :

i) ans sa déclaration de politique générale, le Premier Ministre a indiqué que « l’ambition du gouvernement est de promouvoir le développement d’un réseau de grandes fermes agricoles modernes et d’unités agroindustrielles, capables d’assurer une plus grande diversification de leurs productions. Ces fermes devront, avec l’appui de l’Etat, encadrer de petits producteurs pour assurer leur viabilité. »

ii) a visite du Président de la République à la ferme moderne de Ngomène de l’Agence Nationale pour l’Insertion et le Développement Agricole (ANIDA, ex REVA) et ses instructions au Premier Ministre lors du Conseil des Ministres du 4 Octobre 2012 de veiller à « l’équipement de la ferme en matériel agricole et à un appui pour la mécanisation de l’exploitation, ce qui permettra au modèle de contribuer à la relance de l’agriculture. »

Cette position des nouveaux dirigeants est une continuation de la vision du Président Wade qui voulait « développer l’agriculture du Sénégal sans ses agriculteurs ».

Pourtant, les exemples abondent dans le monde sur la place centrale des petits producteurs dans le processus de développement économique à travers leurs activités agricoles. Aujourd’hui, ce sont 200 millions de petits producteurs chinois travaillant chacun sur 0,6 ha de terres, en moyenne, qui nourrissent une population de 1,3 milliards de chinois . L’Inde est également nourrie par ses petits producteurs.

Au plan national, faisons un bilan succinct de la contribution de la petite agriculture paysanne. En 2010/2011, le Sénégal a produit 1 767 822 tonnes de céréales (mil, sorgho, maïs, riz, fonio). Cette production est le résultat des efforts de l’agriculture paysanne. Quelle agro-industrie y a contribué ? La tomate industrielle est un des succès agricoles de ce pays. Là-aussi, la SOCAS travaille de façon étroite avec les petits producteurs à travers un système de contractualisation. Le sucre est une exception avec son modèle de plantation, le contrôle de toutes les ressources par l’agro-industrie et le recrutement d’ouvriers agricoles. Est-ce le modèle que nous voulons pour développer l’agriculture sénégalaise ?

Les reproches faits aux exploitations agricoles familiales d’être de petite taille, dépendantes de la pluviométrie, sous-équipées et peu productives doivent plutôt être perçus par l’Etat comme un énorme potentiel dans la mesure où des progrès tangibles sont possibles pour peu que l’on s’évertue à lever ces contraintes : semences de qualité, matériel agricole performant, crédit adapté, etc. En outre, il n’est prouvé nulle part que les modèles alternatifs préconisés (fermes agricoles, agrobusiness) soient plus efficaces ou plus efficientes. Si l’objectif du gouvernement est la sécurité alimentaire des sénégalais, il ne peut que se tourner vers ceux qui produisent les aliments destinés aux sénégalais. L’Etat ne pourra opérer une réelle révolution agricole qu’en appuyant résolument les petits producteurs pour répondre à la demande alimentaire nationale plutôt que de mettre l’accent sur les produits d’exportation. Les progrès réalisés ces dernières années dans les chaînes de valeurs riz (augmentation de la production, percée du riz aromatique dans la vallée du Fleuve Sénégal et du NERICA dans la zone pluviale) et maïs sont la résultante d’interventions et cohérentes d’acteurs divers (Etat, organisations de producteurs, privés, partenaires au développement) et la réceptivité à l’innovation de petits producteurs agricoles sénégalais.

Les stratégies pour transformer l’agriculture sénégalaise doivent cibler de façon prioritaire les importants défis tels que la faiblesse des investissements et de la productivité, la déficience des infrastructures, l’insuffisance des financements, l’utilisation inadéquate des technologies innovantes, la faiblesse des liens entre l’agriculture et les autres secteurs, un environnement défavorable, etc. Une approche fondée sur le développement de chaînes de valeurs et la promotion de liens intersectoriels plus étroits devrait améliorer, de manière décisive, la création d’emplois, contribuer à la transformation de l’agriculture et générer une croissance plus large et plus inclusive.

Des succès existent à petite échelle. Il s’agit pour l’Etat de les amplifier. L’impact potentiel de la croissance agricole sur les entreprises en aval des chaînes de valeurs est si important qu’il est nécessaire de lever les barrières à l’accroissement de la productivité agricole notamment par la sécurisation des droits fonciers des agriculteurs.

La promesse d’une réforme foncière dans le sens de sécuriser les droits fonciers des paysans faite dans le programme « Yoonu Yokkute » du Président Sall semble céder la place à une réflexion sur une réforme foncière. C’est ainsi que le Premier Ministre, dans sa déclaration de politique générale, souligne que cette réforme devrait « satisfaire l’importante demande du secteur privé d’accès à des terres pour réaliser des projets phares, notamment dans le domaine du tourisme et de l’agriculture ». Il ajoute néanmoins que « cette réflexion devrait aboutir à une réforme attractive pour l’investisseur, mais qui préserve les intérêts des populations et de la Nation ».

La première rupture attendue des autorités, c’est un changement de paradigme : mettre les intérêts du Sénégal et des sénégalais au devant des priorités. Cela commence par la définition des priorités par le Sénégal et les sénégalais ; les partenaires au développement étant invités à nous appuyer sur la base des priorités ainsi définies. Le projet Agribusiness financé sur un prêt de la Banque mondiale autour de 80 milliards de FCFA et dont les études de faisabilité sont relativement avancées ne constitue pas un exemple dans ce sens.

La conjoncture internationale telle que décrite justement par le Premier Ministre et les risques alimentaires qui en découlent exigent de l’Etat des mesures courageuses pour satisfaire prioritairement la demande alimentaire des Sénégalais et de la sous-région Ouest-Africaine. Même s’il est indéniable que certains produits agricoles d’exportation de haute valeur ajoutée (notamment horticoles) contribuent à l’amélioration de la balance commerciale et de la balance des paiements, il reste que l’impact du développement de chaînes de valeurs pour satisfaire la demande interne est souvent sous-évalué, ne prenant pas suffisamment en compte l’impact social et nutritionnel sur la santé et le niveau de vie des populations.

Les leçons que nous pouvons tirer de l’expérience chinoise montrent qu’un effort réfléchi et soutenu sur les petits producteurs, en faisant éclore leur potentiel et en satisfaisant leurs besoins, conduit à la croissance et à la réduction de la pauvreté. Il en est de même des investissements privés (étrangers ou domestiques) sur la base de modèles contractuels inclusifs. Des exemples foisonnent au Ghana et au Kenya (Sampa Jimini Cooperative Cashew Processing Society, Blue Skies Agro-Processing Company, Ltd., Homegrown Company, Ltd., etc.). La mise en œuvre de ces modèles suppose néanmoins des politiques publiques claires adossées sur une vision partagée. Seul un Etat fort, bien informé et capable de définir des objectifs clairs à moyen et long terme et de les mettre en œuvre sera en mesure de conduire les ruptures espérées par l’écrasante majorité des Sénégalais.

Dr. Ibrahima HATHIE, Ph.D.

Economiste agricole, Directeur de recherche IPAR, Sénégal